Saint-Nazaire : l’épicerie Harel tire sa révérence après 3 générations et 90 ans d’existence
Marie, Jean, puis Yann, se sont succédés au comptoir de cette institution, mais un entretien trop coûteux oblige aujourd'hui la famille à vendre le bâtiment.
Chez Harel, à la Maison du Fromage, à Saint Naz'Rire… À chacun sa manière de nommer l'épicerie historique du 97, avenue de la République, incroyable caverne d'Ali Baba où l'on se croise dans le dédale des rayons, à la recherche de produits du monde entier, d'un jeu de farce et attrape, ou d'un déguisement à louer. Derrière le comptoir, Yann a succédé à son père Jean il y a 30 ans. Il met aujourd'hui en vente les costumes et liquide tout le stock avant une fermeture annoncée à la fin du mois de mars. L'aventure familiale s'arrête. Une aventure qui a débuté il y a bien longtemps, dans les années 1930 quand ses grands-parents, tous deux commerçants de la rue Henri Gautier, se sont mariés.
L'histoire a débuté en 1935 rue Henri Gautier
En 1935, Marie Hochard tenait la brûlerie et café Hochard, face à l'ancienne gare aujourd'hui devenue Le Théâtre. Son voisin, grand-père de Yann, tenait alors le commerce voisin, La Maison du Fromage Harel. « L'hôtel qui se situait à côté existe toujours, mais tout le reste a été bombardé » nous apprend Yann en sortant quelques photos de l'époque. On ne connaîtra pas les détails de l'histoire, mais toujours est-il qu'ils se sont mariés. « La vie était rude alors, je ne les ai pas connus, mais on m'a dit qu'ils avaient de sacrés caractères » poursuit-il. Et puis la guerre vient. Marie Harel a 3 enfants, dont Jean né en 1935, et doit quitter la ville et ses bombardements. Elle installe un temps une épicerie à Pornichet, près de l'église Notre-Dame-des-Dunes, puis revient sans son mari à Saint-Nazaire après la guerre.
Un quartier d'après-guerre très animé
Jean, père de Yann et fils de Marie, vient toujours régulièrement dans la boutique, bien qu'il ait raccroché son tablier d'épicier depuis longtemps. Lors de notre visite, il cherche dans les rayons ses céréales préférées, les Nestum du Portugal. Il est le seul à avoir encore une note, dans le carnet à spirale conservé par Jean sous la caisse. « Il n'y a qu'une personne au-dessus de moi, c'est mon père, mais si je le laisse une semaine ici, il va recasser tout ce que j'ai fait en un an » glisse-t-il dans un clin d'œil. Jean reprend l'histoire : « ma mère a pu ouvrir La Maison du Fromage dans l'immeuble neuf de l'avenue de la République dans les années 50, grâce aux dommages de guerre payés par les Allemands ». Un quartier très animé à l'époque, avec un boucher, un charcutier, 5 épiceries de quartier, un poissonnier, une presse, des luminaires… Chez Harel, on retrouve déjà des produits exotiques du monde entier, des fromages, « et nous étions aussi présents tous les jours de marché à Saint-Nazaire » poursuit-il. Jean fait son service militaire en 1960, et c'est quelques années après qu'il prend la suite de sa mère Marie à l'épicerie.
La grande époque du commerce Nazairien
« Le commerce marchait bien à l'époque, mais on travaillait différemment » se souvient Jean Harel. Toutes les 3 semaines, il roulait jusqu'à Paris pour se réapprovisionner auprès d'une vingtaine de fournisseurs à Rungis. « Je partais le dimanche après-midi et dormais dans le camion. Dès le début, j'ai fait tous les produits : Algérie, Afrique, Japon, Chine, Portugal… Plus de 3 000 références » décrit-il. Un restaurant américain et une boîte de nuit s'était montés durant la guerre, juste en face de l'épicerie, « j'avais parfois peu dormi la nuit, avant d'aller à Nantes faire les fruits et légumes, ou chercher mes fromages. Je devais parfois m'arrêter sur le bord de la route pour me reposer » se remémore-t-il. C'était l'époque où de nombreux représentants venaient en boutique avec tous leurs produits, comme Lu, la lessive, et tous les produits d'épicerie…« On ne les voit plus, maintenant tout le monde va chez Métro » soupire-t-il. Dans les années 70, Jean rachète le restaurant situé à côté, pour y installer son local de location de costumes, le fameux Saint-Naz Rire. Et puis la ville a ensuite évolué, « au fur et à mesure des départs en retraite, tout a fermé » indique Yann. « Le nouveau centre-ville nous a un peu coupé les pattes. Mais Batteux, c'était un sacré gars, on le voyait toujours arpenter les rues de Saint-Nazaire » ajoute son père en remarquant « celui qui monte un commerce aujourd'hui, je lui tire mon chapeau ».
50 ans de vie familiale à déménager
Tandis que Jean poursuit sa visite des rayons de l'épicerie, plusieurs clients le reconnaissent et viennent le saluer avec un large sourire. « C'est plus qu'une épicerie ici » nous dit Yann en les regardant. Il est né ici, alors que la famille vivait autrefois dans l'appartement au-dessus de la boutique. « J'ai peu de souvenirs de l'épicerie étant petit, car nous avions acheté une maison en centre-ville lorsque j'avais 7 ans, mais je passais tous mes week-ends avec mes potes du quartier » ajoute-t-il. En 2018, il a choisi de repeindre la façade en rouge, la couleur de l'épicerie dans les années 70. Mais l'activité n'est plus ce qu'elle était. La vente de fromages s'est arrêtée il y a une quinzaine d'années, « et nous avons aujourd'hui une très forte concurrence de nouvelles épiceries exotiques dans la ville » constate-t-il. Son père ajoute « Et avec ce carrefour, il est devenu difficile de se garer ». Les copains s'arrêtent toujours pour taper la causette, pendant que Yann livre les colis ou encaisse. Depuis l'annonce de la cession du bâtiment, il a mis en vente tous les costumes, et ne rachète plus de nouveaux produits.« J'ai aussi commencé à vider le grenier du bâtiment. C'est 50 ans de vie familiale que je dois trier et évacuer ».
L'activité se poursuit jusqu'à la fin du mois de mars
Sur le trottoir, Jean lève les yeux vers l'immeuble. « La Ville nous demande de faire le ravalement. Un seul balcon à changer coute 15 000 euros. Nous avons également des problèmes de cave inondée lors des fortes pluies qui se sont aggravés depuis que la chaussée a été refaite » explique-t-il. Beaucoup trop de travaux et d'entretien pour Jean, qui approche les 90 ans. Il a appris la nouvelle à son fils le mois dernier, et celui-ci prend conscience que l'épicerie vit son dernier Noël. « L'heure de la retraite n'a pas encore sonné pour moi. Je ne sais pas encore ce que je vais faire. Je pourrais chercher un nouveau local, mais les loyers sont trop élevés » explique-t-il. Il songe à rouvrir un stand au marché, comme dans les années 90, avant qu'il ne reprenne l'épicerie, mais on sent qu'il est trop tôt pour se projeter dans l'après. Yann continuera à accueillir les clients quelques mois encore, « probablement jusqu'à la fin du mois de mars », et met dès à présent en vente une partie de son matériel professionnel (congélateur, chambre froide, vitrine…). Avant de s'en aller en baissant définitivement le rideau de fer de l'épicerie, la plus ancienne de Saint-Nazaire.
Épicerie Harel • 97, avenue de la République à Saint-Nazaire • Tel : 02 40 22 47 70.